Frédéric FAYE.
Peintre

Entretien avec Frédéric Faye par Emanuelle Lemesle. Catalogue « De l’alchimie avant toute chose » 2019

A la rencontre du peintre

Et si nous commencions par le début ? 
Vous êtes né à Caen le 3 juin 1964. Enfant, vouliez-vous devenir peintre ?

Pas du tout ! Je n’y connaissais absolument rien en peinture. Fils d’un vétérinaire à Picauville, j’ai passé mon temps à jouer dans les fermes avec les enfants des agriculteurs. Nous avions alors une grande liberté. Au lycée, je me suis ennuyé en cours, et je ne savais pas quelle voie choisir. Cette question a même été très pénible en terminale. J’ai eu cette chance incroyable que mes parents me laissent choisir des études…de dessin

La fibre artistique vous interpellait donc déjà. Pourquoi ce choix ?

À l’adolescence, en 1976-1977, j’étais bercé par la musique punk. J’ai passé beaucoup de temps chez les disquaires: j’aimais avoir en main cet objet qu’était le 33 tours. Le graphisme des fanzines et des pochettes de disques était d’une grande richesse. Je me souviens du collectif Bazooka, de Kiki Picasso et d’autres. C’était à la portée de tous, même d’un gamin de la campagne. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser à l’art graphique, la décoration, l’architecture. J’ai adoré cette époque : il y avait une grande liberté, une grande tolérance. C’est bien plus tard, à Paris, que j’ai compris les influences picturales des créateurs de ces couvertures de vinyles, notamment en découvrant le mouvement Dada et les collages de Paul Hausmann ou Roman Cieslewicz.

Qu’est-ce qui vous fascinait chez ces créateurs ?

Le fait qu’ils se prenaient en main et n’attendaient rien des autres. C’était l’époque du Do it yourself : tu ne sais pas faire les choses mais tu les fais quand même parce que tu en as besoin. Je me suis improvisé coiffeur et couturier. J’ai décousu des vêtements pour voir comment ils étaient conçus et j’en ai cousu d’autres, pour moi et mes amis, sur la machine à coudre de ma mère. Je peignais aussi sur des vêtements et sur des affiches. J’étais complètement décomplexé parce que le savoir-faire n’avait plus d’importance : seul l’énergie comptait. Sans savoir de quoi l’avenir serait fait, à 15 ans, j’aimais m’exprimer avec mes mains. J’étais déjà capable de trouver un certain plaisir à m’isoler pour peindre ou coudre.

Et donc vous choisissez les arts graphiques…

J’avais entendu parler de l’école Penninghen, à Paris, une école d’arts graphiques qui préparait en plus aux concours d’entrée de différentes écoles d’art parisiennes. Dès lors, je ne me suis plus jamais ennuyé en cours. J’étais passionné : on ne m’ avait jamais parlé d’art et d’histoire de l’art et je me suis dit que c’était fait pour moi. C’en était sidérant… J’ai tout de même raté mes concours en fin d’année, dont celui des arts déco, que j’aurais bien aimé décrocher, et je me suis inscrit à l’Atelier Leconte. Cette fois, j’ai obtenu le concours d’entrée aux Beaux-Arts de Paris. Encore une fois j’ai eu cette chance d’être soutenu par mes parents. Évidemment j’aurais pu étudier dans une école d’art à Cherbourg ou n’importe où en province. L’enseignement y est tout aussi performant, mais à Paris cela m’a donné la grande chance d’avoir accès à de très nombreuses expositions. Je passais mon temps au Louvre, au musée d’Art Moderne, à Beaubourg : Paris n’est pas grand, même à pied… Le paysage a beaucoup évolué, aujourd’hui : la maison rouge, le Musée d’Orsay ou la pyramide du Louvre n’existaient pas. Par contre, mon parcours de galeries, lui, n’a pas beaucoup changé et je l’emprunte encore régulièrement. J’avais 20 ans et je n’étais jamais entré dans une galerie, bien sûr. Ce fut une sacrée nourriture : à Paris vous pouvez voir tout et son contraire en peu de temps.

Finalement, c’est là, aux Beaux-Arts, que vous découvrez la peinture ?

La peinture et la culture générale.
Nous devions étudier pendant une année l’oeuvre de notre choix, au Louvre. Que ce fut difficile de me décider !
Finalement j’ai choisi La Prise de Constantinople par les Croisés, de Delacroix. C’est un peintre qui m’a toujours touché. J’ai d’ailleurs régulièrement besoin de retourner voir ses peintures. J’aime ses couleurs, sa ligne d’arabesques hallucinantes. En s’approchant, on devine, sous-jacent, le vert véronèse utilisé pour peindre les chairs. C’est fascinant. Et si vous enlevez le sujet, la toile devient une abstraction.
C’est là, au Louvre, que j’ai pris goût à dessiner devant des toiles de maîtres, et je le fais toujours, comme il y a quelques mois devant La Barque de Dante de Delacroix. Je sais combien de richesses m’apporte cette démarche. J’ai beaucoup dessiné aussi à Beaubourg et dans les musée des beaux-arts de Caen, Nantes, Angers… J’aime être présent dès l’ouverture, crayonner au plus près du tableau, et profiter d’une heure ou deux de calme avant l’arrivée du public.

Une fois diplômé, que décidez-vous ?

J’ai 23 ans et je reviens dans le Cotentin. Je m’installe dans la maison de famille à Barneville. J’y peignais des aquarelles et des gouaches sur le motif, que je retravaillais l’hiver dans mon atelier. Mes sujets ? Des natures mortes, des compositions simples avec des pots, pinceaux et bouteilles, ce que j’avais sous les yeux, et tout un travail de paysages autour des rochers et du havre de Carteret… À l’époque ma palette était sombre, ocre, noir, blanc. Il m’a fallu beaucoup de temps avant d’utiliser la couleur. Des voyages en Méditerranée m’y ont aidé, ainsi que de nombreuses visites dans les expositions notamment la rétrospective, en 1994 à Londres, consacrée à Willem de Kooning ou, la même année à Paris, celle consacré à Joan Mitchell au Jeu de Paume. J’ai ressenti un choc émotionnel très fort devant ces immenses toile colorées. 
Je vendais mes productions sur les marchés locaux, toujours à vélo : je n’avais pas le permis. C’est ainsi que j’ai vécu pendant plusieurs années. Je n’ai jamais exercé d’autres métiers que je suis dans d’artiste peintre. Je ne connais que ce mode de vie. J’ai organisé ma vie pour essayer de vivre mieux avec moins. À l’époque pour moi c’était une nécessité, c’était comme ça : je voulais peindre, et cela impliquait le choix d’une existence sans salaire. J’ai passé cinq ans ainsi à Barneville avec mon vélo. Il fallait être jeune et en forme !

« Et bien que miséreux / avec le ventre creux / nous ne cessions d’y croire » chante Aznavour dans La Bohème.
Quand les choses ont-elles changé?

Avec une exposition qui a très bien marché. C’était l’ancien magasin Casam de Barneville bourg, immense et vide. J’ai vendu assez de toiles en 15 jours pour me payer le permis et m’acheter une Renault 5 ! J’étais assez fier de moi. Et puis j’ai rencontré, sur un marché, des personnes qui m’ont dit que je n’avais rien à faire là et que je devais montrer mon travail ailleurs, notamment dans une galerie de leur connaissance à Laval. C’était très important de montrer mon travail en dehors de la région. À Laval j’ai fait des rencontres décisives pour ma vie de peintre: le regard, les critiques, les visites à l’atelier de mes pairs en peinture m’ont toujours aidé à avancer.

Les doutes qui pouvaient rôder disparaissaient-t-ils pour autant ?

Non. Je n’ai plus les mêmes doutes qu’à époque mais ils existent toujours. Il m’a fallu 10 ans pour me mettre dans la tête d’accepter cette vie de peinture.
À 30 ans je me suis enfin dit : « Tu seras peintre, un point c’est tout ».
Aujourd’hui ce choix de vie est une évidence même s’il n’est pas toujours facile d’accepter l’inévitable par d’échec qui fait partie de mon processus de création. Je traverse des moments terribles, des semaines à douter, comme un écrivain qui jette des pages et des pages.
Il y a 20 ans, un ami m’a dit une phrase qui m’a soulagé et qui m’apaise encore : « Prends ces doutes et ces échecs comme un privilège. »
Et c’est vrai que c’est un luxe de ne pas être soumis à la rentabilité à laquelle la société actuelle nous contraint. Je sors peu de toiles abouties en une année, mais celles que j’expose, je les revendique totalement.
Et puis heureusement il y a aussi les moments de fulgurance, où tout s’équilibre enfin sur la toile, où la boue se transforme en or et où l’on maîtrise enfin son métier.

Et qu’en est-il de vos sujets ? Vous arrive-t-il toujours de peindre sur le motif ?

Oui toujours, dans le jardin, à la mer ou dans la campagne et je choisis toujours des sujets simples : un arbre, des fleurs, des animaux, des traces dans le sable… Mon jardin c’est le Cotentin. C’est lui qui me nourrit et qui m’inspire : j’aime être au contact direct d’une nature sauvage et préservée, et tout mon travail en est imprégné. Pour revenir à la peinture sur le motif, certains croquis vont rester dans des carnets pendant des années, en gestation, et seuls certains passeront le cap de la peinture parce que parfois, c’est une nécessité qu’ils aillent vivre sur la toile.

C’est ce qui s’est passé avec la série des Nuages. C’est un sujet sans fin. J’ai toujours été fasciné par les ciels normands. J’ai pris l’habitude de dessiner les nuages tout en marchant, des notes rapides pour essayer d’en saisir le rythme. J’ai aussi en mémoire les pastels de Degas, Boudin, Odilon Redon, tout en douceur, mais j’aime également les ciels chargés de matière d’Emile Nolde, et les lumières froides des paysages du Nord, très proches de ceux que je vois ici. Les nuages de Richter sont très impressionnants mais je n’ai jamais été attiré par une prouesse technique en peinture. Je préfère de loin l’improbable, la faille, le poétique.
J’aime beaucoup peindre avec les lumières de novembre et décembre, par des journées froides, pures et cristallines : j’ai l’impression d’être en Italie, ici à Carteret, à la tombée du jour ; tout devient rose, c’est extraordinaire.
Mais à la différence de mes premières années à Barneville, le travail d’atelier a pris le dessus. Je suis venu à la figuration parce que j’aime la résistance qu’elle nécessite. La difficulté je l’ai trouvée avec ma série des Plongeurs, en 2000, et cela m’allait bien. Qu’il s’agisse de fleurs, d’animaux ou surtout le corps humain, je veux que cela tienne la route. Il y a à la fois la peinture propre dans l’espace, la matière, et puis la figure. J’ai toujours besoin de me raccrocher un sujet

Nuages. Huile sur toile. 162 x 260 cm. 2014-2015

Quitte à ce que cela demande du temps, beaucoup de temps…

En peinture, la valeur temps n’a pas le même sens que dans les autres professions, surtout aujourd’hui où tout doit aller vite ; on ne peut brûler les étapes et les journées d’atelier sont précieuses. Nous sommes en perpétuel décalage socialement, et financièrement aussi… Avec le temps, je me sens de plus en plus en accord avec ma peinture. Ce qui me touche chez les peintres âgés, c’est justement leur travail de fin de vie, leurs dernières toiles, très émouvantes. Un artiste ne prend pas sa retraite à 60 ans et, vers 80 ans, il est comme un oiseau qui vole.

Le cerveau perd certes des facultés en vieillissant, mais d’autres se développent dans l’appréhension de son propre travail. Regardez Cézanne à la fin de sa vie. Je préfère d’ailleurs le Cézanne de cette période, avec ses Baigneuses et ses Sainte-Victoire. Tout comme je préfère les dernières toiles de Georges Braque, pour qui j’ai beaucoup d’admiration et d’affection. Il met en route de nouvelles séries, comme Les Ateliers et Les Oiseaux, à 70 ans passés ! Ces artistes à la fin de leur vie, je les sens au-dessus du tout : ils n’ont plus rien à prouver. D’ailleurs Cézanne me fait penser, dans un de ses derniers portraits photographiques, à un bonze chinois.

Vous avez cité Delacroix, Braque et Cézanne.
Quels autres maîtres vous influencent ?

Les peintres italiens des XV et XVIe siècle comme Uccello, Le Titien, Pierro della Francesca… Pour moi, ce sont des magiciens, leurs toiles relèvent du mystère. C’est Georges Braque qui dit : « Il n’est en art une chose qui vaille : c’est le mystère. » La technique de ces maîtres italiens, faite de glacis, de couches, de profondeurs et de transparences, nous dépasse. Nous ne travaillons plus ainsi. Parmi les contemporains, j’aime particulièrement l’œuvre de Jean-Pierre Pincemin, qui naviguait entre abstraction et figuration sans se préoccuper de savoir s’il perturbait collectionneurs, galeristes ou critiques. Il travaillait avec des matières improbables, comme la pâte à modeler. Il a créé sa propre technique et il est parvenu à un certain somptueux, avec ses matériaux et ses toiles en partie brûlées. C’est le genre de somptueux que l’on pouvait approcher au Moyen Âge. Per Kirkeby est un peintre qui me donne envie de peindre : la générosité, la richesse de sa palette et l’énergie de sa touche sont très communicatives. Tout comme Joan Micthell. Dans les nombreux moments de doute, de solitude, tous ces peintres me sont d’un grand réconfort.